Souffle court, habillé d'un précieux costume, vous observez en pamoison les rideaux pourpres qui vous séparent d'une foule déjà en liesse. Votre cœur bat fort dans la poitrine et vos mains sont moites.
Vous le savez, Jasper, ce moment est le votre.
Votre moment spécial.
Le pinacle de votre carrière, le premier pas qui vous inscrira dans la postérité en tant que barde légendaire mondialement connu et adulé. N'est-ce pas ce que vous avez toujours souhaité ? Devenir le plus grand barde de tous les temps, que tout le monde connaisse vos refrains, que vos chansons deviennent plus populaires que les histoires sur lesquelles elles sont basées ?
Tout ceci, c'est à votre portée.
Vous regardez à gauche et à droite. Deux hommes, plus discrets et en retrait, proposeront un accompagnement musical à votre talent.
Le premier arbore de longs cheveux blancs tombant comme une cascade neigeuse sur son costume noir. Il est assis derrière une harpe en forme de berceau, les doigts déjà entichés des cordes qui ne demandent qu'à chanter. Le second homme, sur votre droite, arbore un sourire malicieux, l'autre moitié de son visage dissimulé par un masque de porcelaine. Il glisse le galbe du violon sous son menton et semble attendre votre signe.
Le parquet est ciré, l'ambiance feutrée. Les applaudissements de plus en plus forts trahissent l'impatience de votre auditoire, l'allégresse fait rapidement trembler la scène, et le rideau se met enfin à dodeliner, laissant entrevoir les lumières aveuglantes de votre piédestal, en haut duquel commencera votre triomphe.
Bientôt, tous scanderont votre nom avec la même ferveur que celle avec qui on applaudissait les plus grands souverains d'autrefois.
Certains ont glissé un chapeau haut de forme entre deux cornes, d'autres semblent avoir une peau couleur cendrée, d'autres arborent des yeux rouges capables de briller dans le noir. Ils vous observent d'un œil confus, et vos musiciens s'approchent de vous pour vous consoler.
Les rideaux se referment, et vous voilà seul avec votre groupe improvisé. Le harpiste aux cheveux blancs s'approche de vous en premier.
Derrière vous, l'homme au masque fendu éclate de rire. Il quitte son violon et vous regarde d'un air admiratif, comme si votre soudaine réaction avait attiré sa curiosité.
Vous avez l'impression que vos deux musiciens ont réellement à cœur de vous offrir un soutien émotionnel, quoique l'un soit plus duveteux que l'autre. Leur présence est chaleureuse bien que peut-être maladroite. Elle pourrait bien devenir étouffante, et vous forcez à la fuir plutôt qu'à l'accepter.
Le cœur s'accélère, et vous remarquez que, en direction des coulisses, un homme en costume vert vous observe. Sa peau est grise et craquelée, mais il ne détache pas son regard de vous. Il n'ose vraisemblablement pas approcher, mais vous ressentez que ce n'est pas de votre faute. Il retire son chapeau et le presse contre son cœur, semblant désolé quant à la tournure des événements.
Vous ne comprenez pas tout, mais vous approchez du Monsieur étrange. Il vous observe et vous sourit gentiment d'un air désolé.
Vous le suivez en dehors de la salle de spectacle et remarquez immédiatement que le ciel est d'une couleur rouge carmin, et que de gros nuages s'agitent. Néanmoins, ce n'est pas ça qui s'accapare votre attention, plutôt l'incroyable quantité de lumières agressives et scintillantes. Il y en a à chaque devanture, à chaque bâtiment. D'ailleurs, ces bâtiments sont étonnamment hauts, et vous entendez par-delà leurs murs de bitume des musiques bien singulières beaucoup plus rythmées que celle que vous jouez d'ordinaire.
La ville vous paraît mieux organisée, plus vivace, bondée de monde, comme si elle était la cible d'un essor technologique sans pareil, ou bien peut-être est-ce de la magie ? L'ambiance est feutrée, une petite brume monte le long de vos chevilles, et vous êtes incertain de comment vous devriez vous sentir.
Vous marchez aux côtés de votre accompagnateur, inspirant l'air qui ne vous revigore pas tout à fait. Les passants vous frôlent, du même acabit que ceux qui composaient votre auditoire quelques minutes auparavant. Ils sont étranges, très étranges..
Il vous regarde et vous sourit, quelque peu embarrassé. Il vous donne l'impression de ne pas tout vous dire, et d'en être un peu embêté. Il y a en lui quelque chose d'à la fois très chaleureux, et de réellement inquiétant.
...
Oh.. Très bien. Vous êtes en train de devenir fou.
Un sentiment de gêne vous enserre le coeur tandis que vous sentez une goutte de sueur perler au coin de votre front. Vous osez finalement un regard par-dessus votre épaule, et voyez ce même Lepmur, toujours dans son costume vert. Il vous sourit et vous encourage, dressant ses deux pouces comme pour vous donner de la force. Il saisit alors les cordes, et commence doucement à tirer les rideaux.
C'est votre moment Jasper.
Enfin.
C'est votre second moment, Jasper.
Vous poussez finalement la chansonnette, et remarquez que face à vous se dressent une fois encore des visages infernaux et incompréhensibles. Vous ne les regardez plus, autant par peur de l'énième étrangeté que vous pourrez trouver que par la honte que suscite votre piètre prestation. Vos mains sont moites, et le trac vous paralyse.
Comme un vilain diable sur votre épaule, il vous impose de l'embarras, vous fait vous remettre en question et repousse dans les retranchements les plus intimes de votre esprit toute la confiance que vous avez si difficilement accumulé. Il vous arrive d'être blagueur Jasper, et d'accepter - non sans une certaine amertume, les remontrances et les moqueries. Mais cette fois, vous n'appréciez pas que l'on vous brocarde, que l'on se moque. Car vous n'êtes plus dans votre rôle d'artiste un peu maladroit et attachant, vous n'êtes qu'un homme face à l'embarras et au jugement d'une plèbe acide.
Leurs regards scintillent comme des lueurs moqueuses, et vous voyez les premières prunelles se plisser, les premiers rires couvrir la mélodie que vous jouez. Vos mains se figent et vous ne savez soudainement plus comment déglutir. Le temps s'étire et paraît interminable, et bientôt vos oreilles bourdonnent sous les sons qui vous sont imposés.
Les regards compatissants de vos musiciens ne suffisent pas.
Vous êtes entouré de monde.
La salle est bondée.
Mais vous ne vous êtes jamais senti aussi seul.
...
Etonnamment, sa présence est rassurante.
Les rideaux s'agitent alors, et les lumières vacillent. Le plancher tremble et vous avez l'impression que la foudre vient de frapper. Votre auditoire cesse de vous regarder et s'inquiète de voir la scène trembler ainsi. Vous reprenez l'ascendant, car voilà qu'ils vous fixent comme pour se demander si tout ceci n'était qu'une introduction à la réelle prestation. Les lumières regagnent en intensité, et les rideaux tombent sur scène comme des drapés de soie. Poussés par une fortune incroyable, ils s'enroulent autour de vous et vous offrent un costume triomphant. Les chandeliers se détachent et leur flamme s'incline vers vous.
Vous ne comprenez rien, mais sentez votre luth trembler. Les cordes vibrent et scintillent, se changeant petit à petit en or sous l'émerveillement général. La présence de Lepmur continue de vous rassurer. De vous encourager.
D'un regard, vous remarquez que le harpiste aux cheveux blancs vous observe d'un air enjoué. Il hausse une épaule d'insouciance, et commence à jouer pour vous motiver. Un grand sourire aux lèvres, il s'apprête à apprécier ce moment.
La foule qui vous méprisait juste avant commence à tomber sous votre charme, et semble impatiente de voir ce que vous avez à offrir.
Peut-être que la réponse à ces questions n'importe pas.
Vous continuez à jouer, ignorant tout autour de vous. Vos musiciens hagards qui suivent votre rythme et semblent compatir, votre auditoire ému et dressé comme après une belle remontrance, et.. Lepmur. Il a retiré son chapeau et le garde proche de son cœur, une petite larme roulant le long de ses pommettes. Il semble navré, et baisse le regard.
La mélodie vous berce et vous fait perdre la notion du temps. Vous approchez de la fin de votre lamentation musicale, les yeux rougis par l'émotion et la gorge nouée par l'embarras. Le regard clos, vous inspirez profondément et laissez le silence prendre le relais après votre ultime note. Vos doigts tremblent, mais vous les sentez pourtant se réchauffer.
Lorsque vous rouvrez les yeux, vous observez un foyer ardent prisonnier d'une cheminée, et humez les parfums de bière et de viande rôtie. Un décor qui vous est bien plus familier, car il appartient à une de ces tavernes dans lesquelles vous vous produisez d'ordinaire.
Vous êtes de retour.. ?
Votre tête se secoue, et vous remarquez qu'une pinte à moitié entamée attend sagement face à vous. Et que Lepmur est assis juste à côté.
Il vous observe d'un œil mélancolique, son sourire essayant de se racheter. Il semble prêt à vous répondre.
Il se penche ensuite un peu en avant, et ricane d’un ton léger en voyant que vous êtes prompt à lui offrir votre pardon.
Il se masse doucement les mains, soupirant le reste de son inconfort.
La question reste suspendue quelques minutes, puis est complétée par Lepmur lui même.
Au bout d'une éternité, il finit par glousser. Seul, d'un rire léger. Il secoue la tête et sourit, cette fois de toutes ses dents. Il apparaît touché par la tournure des évènements, ses yeux s'empourprant une seconde. Il les frotte d'un revers de manche et acquiesce de plus belle.
Finalement, Lepmur se réveille et pose une main amicale sur votre épaule.
Il passe alors derrière vous. Vous entendez sa voix clairement, bien qu'il ne réapparaît pas de l'autre côté, comme s'il s'était évanoui dans la nature.
Vous remarquez alors qu'il n'y a qu'une chope sur cette table. La votre. Et que le tenancier vous regarde étrangement, comme si vous étiez un soûlard invétéré.
A ces mots, vous sentez un léger courant d'air le long de votre nuque. Bien qu'il ne soit plus visible, vous sentez encore la présence de Lepmur dans votre poitrine. Ses paroles résonnent alors dans vos songes... Un destin s'offre à vous, et vous avez la liberté de l'embrasser pleinement, ou de le rejeter.
Cette étrange journée pourrait être le début de quelque chose de fantastique, ou n'être qu'un moment emprunté dont vous ne vous rappellerez plus d'ici quelques jours.
Le futur sera ce que vous décidez d'en faire, Jasper.
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