Cet humanisme qu'il vous arrive quelquefois de revendiquer, le pensez-vous sincère ? L'auriez vous, sans cette réussite, sans ce beau bâtiment à deux étages où vous passez trop de temps, sans les regards admiratifs et l'obéissance de vos employés ? Vous qui êtes d'un naturel curieux, vous arrive-t-il d'explorer les limites de cette petite bulle qu'est devenue votre monde ? Vous arrive-t-il de songer à ce qui pourrait advenir, si quelqu'un décidait de lui présenter la pointe d'une aiguille ?
Autour de vous, le silence de la nuit est interrompu par des bruits sourds, survenant à quelques mètres en dessous de votre bureau. Vous avez l'impression que des meubles sont tirés, que des corps rencontrent le parquet ciré avec pertes et fracas. Le bruit se déplace alors jusqu'à l'escalier, où une fois encore vous entendez une tête toquer contre le bois de la rambarde. Le tintamarre continue, entreprend de grossir dans vos tympans jusqu'à obnubiler vos pensées et forcer une réaction de votre part. Il s'accapare votre attention, secoue votre échine, affûte votre iris.
Vous êtes sur le point de vous lever, lorsque le bruit quitte le domaine de votre imaginaire pour s'imposer à la réalité de la façon la plus atroce possible.
Toc. Toc.
Sur votre porte, avec une force mesurée complétée d'un silence parfait. Quelqu'un se tient là, à quelques mètres de vous, et semble avoir fait fi des quelques employés présents dans la demeure. Le calme règne, mais ce calme-là n'a rien de l'étreinte rassurante et doucereuse d'une fin de soirée paisible. Vous croyez avoir un dicton, pour cela. " Le calme avant la tempête " ?
...
Êtes-vous en train d'imaginer ce qu'il est advenu, prisonnier d'une angoisse grandissante ? N'êtes-vous pas en train de maudire votre imagination, maintenant qu'elle ne vous permet plus de verbaliser les slogans de demain, mais qu'elle vous impose l'invention de quelques scénarios macabres se déroulant à deux pas de vous ? Difficile d'affirmer qu'il existe quelque chose de plus cruel qu'une qualité qui se retourne contre son porteur.
Après tout, c'est vous le patron, Ashcroft. Votre invité surprise n'aurait pas l'impertinence d'entrer sans votre accord.
Se pourrait-il que le danger soit réellement évincé ?
Pire encore, se pourrait-il qu'il n'y avait jamais eu le moindre danger tout court ?
Vous observez la porte avec une certaine impatience, le café finissant d'offrir à votre palais l'étreinte de son arôme torréfié. Fort heureusement, les Dieux semblent se montrer clément et s'empressent de satisfaire votre curiosité.
Cette même porte se retrouve pincée, comme si elle n'était qu'une tapisserie sur le mur. Dans un léger scintillement, vous voyez le bois se rendre malléable tandis que la porte s'articule comme le ferait un drapé de soie bousculé par le vent. Une logique impossible, qui pourtant transforme l'écorce en papier tandis que les premières bribes d'une silhouette enténébrée s'imposent à votre champ de vision. La texture de la porte depuis longtemps évincée, l'individu vous donne l'impression de l'ôter de son chemin comme un enfant s'empresserait de jeter à l'autre bout de la pièce le papier désuet d'un cadeau bien plus attrayant.
Dans un silence à peine effleuré, les restes de votre porte sont roulés en boule et jeté sur le côté. L'individu s'avance, sa morphologie rappelant celle de l'encadrement qu'il franchit d'un pas lent. Il rabat son capuchon sur ses épaules et vous remarquez alors qu'il s'agit d'un homme, à la peau pâle et aux cheveux sombres.
Derrière lui, vous observez les corps de vos employés. Ils vous paraissent inconscients, quoiqu'aucune goutte de sang ne semble être visible.
Tout d'abord, il n'y a aucun signe de mana résiduel autour de lui, ce qui selon vos conclusions n'est pas étonnant, compte-tenu de l'inclination de votre invité pour l'alchimie. Il n'a utilisé aucun sortilège depuis un certain temps. Vous obtenez ensuite l'assurance que vos employés sont simplement les proies d'un sommeil lourd et imposé, plutôt que d'une attaque sordide et violente. Leurs visages sont apaisés, et à l'exception de quelques ecchymoses anecdotiques, ils devraient tous très bien s'en sortir, et contempleront l'aube du nouveau jour.
Votre présence à leurs côtés reste pour l'heure toutefois une contingence, dépendante de votre aptitude à mener cette discussion à bien.
Vous avez raison sur un point. Voir cet individu n'est pas donné à tout le monde. Aux dernières nouvelles, c'est un fugitif considéré comme ennemi public par une bonne partie de la population, à qui l'on prête des intentions délétères à l'égard de la caste académicienne, voire monarchique. Si votre mémoire est correcte - et elle l'est, il est dépeint comme quelqu'un d'impitoyable, aux méthodes extrêmes.
Vous en savez quelque chose, puisque quelques articles parus dans votre journal en ont certainement fait mention, et ont contribué à son exil.
En un sens, il est presque étonnant qu'il soit si amical, eu égard de ce que vous représentez.
Il pose ses mains sur la table dans une volonté de paraître inoffensif. Avec sa longue cape, cet air désolé et ce regard morne, il serait aisé d'y croire. L'homme vous apparaît comme maudit, frappé d'une lassitude incurable soutenue par des sourcils tant habitués à se froncés qu'ils en sont resté bloqués. Un individu de conviction, gagné à la cause qu'il défend depuis si longtemps.
Il glisse une main à l'intérieur de sa veste et en extirpe deux petits parchemins roulés. Il saisit le premier et entreprend de délicatement le libérer de ses liens, articulant chaque geste pour vous donner l'assurance qu'aucun piège n'est à l'œuvre.
Il glisse le parchemin face à vous, et vous remarquez que ce dernier copie la mise en page de la une de votre journal. Vous pouvez y lire clairement en lettres capitales : " Mort tragique du propriétaire de la Petite Avalon, assassiné dans ses locaux. ".
Un moment de silence plus tard, il déplie le second parchemin.
Vous lisez cette fois : " Les secrets de l'Académie dévoilés, entre imbroglios politique et expérimentations immorales ".
Ce qu'il vous demande est simple : Accepter de porter la voix contestataire des alchimistes et mettre en lumière quelques honteux secrets qu'ils semblent avoir en leur possession. Et ce au grand dam de vos bonnes relations avec la châtellerie et l'académie.
Il revient en arrière, et vous regarde cette fois droit dans les yeux.
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