Si sa silhouette se confond parfois avec celle des statues, unies par leur teint crayeux et fissuré, son cœur lui, bat avec la vigueur de celui d'un oiseau, et l'honnêteté d'une âme immaculée. Derrière l'opale diaphane de ses prunelles crépite un feu de joie, vivace et sauvage, dressé comme unique obstacle vers l'aura cadavérique qu'elle revêtirait sinon.
Taiseuse et oubliable, Ada est de ces gens que l'on croise sans regarder, dont la présence ne convoque jamais la moindre surprise, et dont l'absence ne suscite aucun embarras. Rendue noctambule de par la souffrance que lui impose la lumière, on la croit parfois aveugle, orpheline frappée d'un handicap à qui l'on adresse un semblant de pitié saupoudrée de dédain.
Il n'en est pourtant rien, car Ada voit, peut-être même un peu plus que le bienheureux citoyen qui lui tourne le dos. Elle remarque les gestes empruntés, le pli de cette chemise qui devrait pourtant être irréprochable, l'hésitation dans le regard qui trahit le secret, la main qui heurte frénétiquement la poche où devrait se trouver la bourse.
Ses mots sont rares, et sa sagesse parfois abîmée par la spontanéité de sa jeunesse. De cette nature mélancolique qu'elle croit pathologique; Ada cherche donc le remède, et se surprend parfois à s'attacher trop vite, à trop rapidement souffrir de l'absence de son prochain.
Ainsi tente-t-elle de contrecarrer les habitudes façonnées aux grés de deux décennies passées dans l'ombre, cherchant sans cesse à se faire une place au sein de cette humanité qu'elle espère intégrer un jour.
Elle sait pourtant que la route sera longue, et qu'imposer sa présence à autrui n'est pas le plus beau présent dont elle dispose.
La plus grande qualité d'Ada - et également un des pires fardeaux qu'il lui faut porter : c'est d'être particulièrement douée pour disparaître. Pas feutrés, souffle court, gestes amples et mesurées, elle infiltre les foules et s'y déplace tête basse sans captiver une grande attention. Un profil taillé pour le larcin, discipline qu'elle peut se targuer d'avoir poussé à l'extrême.
Fine bretteuse, elle aurait aimé rejoindre l'armée et mettre ses talents à contribution. Passionnée par l'art du duel et ayant en elle toutes les prédispositions nécessaires à une escrimeuse de renom, elle surprend les malheureux qui ont trop souvent tendance à sous-estimer sa constitution, et complète sa main faible par le maniement d'une dague courbe particulièrement sournoise.
En revanche, Ada ne jouit d'aucune compétence sociale particulière, étant, au contraire, quelque peu inapte aux mondanités de par l'étrangeté de son esprit. De mal en pis, son statut de rejeton vampirique a chez elle accentué l'hypersensibilité à la lumière, tant que ses yeux en sont devenus laiteux et que le moindre rayon de soleil un peu trop persistant amène une violente douleur. Il est donc naturel de l'imaginer aveugle, ou de la croiser avec le regard barré d'un bandeau épais.
Elle n'occupe ainsi aucun rôle, aucune fonction, vivant une vie miséreuse en quasi autonomie, comptant tantôt sur le larcin, tantôt sur la générosité.
Pour autant, la plus grosse tâche imposée au tableau de sa vie restera sa magie. Si une partie est bénigne et ne fait que l'aider à mener sa vie de voleuse à bien, en l'aidant notamment à se soustraire à l'attention et faciliter ses déplacements, l'autre se manifeste souvent sans son consentement et peut s'avérer dangereuse autant pour elle que pour son entourage.
Retard personnel, malchance ou vile malédiction, il arrive que son mana s'agite de manière chaotique et lui impose de vives douleurs, comme un talent mal maîtrisé, ou une nature magique encore inexplorée. C'est là un bien pénible problème qu'elle désespère de résoudre.
Tout ce qu'elle retint de ses premières années est le froid cinglant, la bise sifflante qui voltigeait entre les maisons et soulevait les feuilles du pavé. Le trou béant dans la toiture de l'orphelinat était plus vieux que le plus vieux des locataires de la bâtisse, mais hélas, comme souvent, l'on préféra détourner le regard du problème que de s'ingénier à le résoudre. Que les marmots attrapent froid une fois l'hiver venu n'était pas bien grave, « Ca les endurcira ! » entendait-on même des fois de la part du directeur, plus proche de ses sous que du bien être des pupilles de la nation.
Elle ne s'en formalisa jamais, Ada. Elle se contentait d'apprécier ce qui était, plutôt que de lorgner d'un œil jaloux sur ce qui devrait être. Elle avait un lit, des camarades avec qui échanger, un endroit obscur où reposer ses yeux, c'était le principal. Frappée par la naïveté de la jeunesse, il lui arrivait même de dire que de tous les péchés, l'avarice serait le dernier dont elle devrait s'absoudre. Que, contrairement à ces nobles qui désespèrent de retrouver leur statut, elle refuserait que sa vie ne soit qu'une course à la richesse.
Non, elle escomptait apporter son aide, au lieu de la demander. Tendre la main à ses homologues, et tendre sa lame aux entités absurdes qui cherchaient à les blesser. Elle se voyait déjà arpenter les champs désolés, parcourir les verts pâturages et contribuer à l'effort commun, de sorte à ce que lorsque l'humanité fleurira de nouveau, elle puisse se targuer d'avoir aidé à en protéger les bourgeons.
Son aide, toute diligente et loyale fusse-t-elle, se vit toutefois gentiment éconduite, lorsqu'elle se présenta au poste de recrutement avec un bandeau sur les yeux et de la crasse dans les cheveux. Le soleil était pour elle plus effroyable opposant encore que les Abysses et leurs apôtres, une fragilité qui la priverait des opérations routinières, et suscita d'ailleurs quelques moqueries de la part des recruteurs. Elle était frêle, vaguement prodigieuse à l'escrime, avait péniblement survécu à son année de service et manquait terriblement de contrôle vis à vis de sa magie. Que pouvait-on en tirer, sinon de la chair à canon ? Le couperet chuta alors : « Réserviste. Suivant. »
Le temps devint morose à mesure que l'injustice enserrait son cœur d'hirondelle. Ne pouvant plus supporter les regards en coin et d'être celle qui échoua où tout le monde réussissait, elle disparut un soir d'hiver à la faveur de la nuit, quittant pour de bon l'orphelinat et son maudit plafond éventré. Elle enchaîna les jours grâce à la charité des citoyens et trouva sa rédemption non pas auprès de l'armée, mais au cœur des sphères moins fréquentables, ces zones grises où la validité d'une mission ne se mesurait pas à son sens moral.
C'est ainsi dans l'urgence, et motivée par sa propre survie, qu'elle fit fleurir son potentiel et en révéla l'étendue réelle. L'efficacité perdant de sa contingence, il lui fallut affronter la dureté du monde, une catastrophe après l'autre, les nuits tantôt passées sous la toile d'une tente miteuse, tantôt à la belle étoile, avec une brique déchaussée comme oreiller et un chat errant comme colocataire.
Elle qui s'était entichée de la compagnie des aigles et de l'espoir trouva finalement sa place parmi les rats et les mécréants. Un milieu auquel elle s'accoutuma, assez pour s'y forger une réputation et s'autoriser quelques coups d'éclat. Des cambriolages mouvementées, quelques escarmouches malheureuses avec la Milice, des opérations peu scrupuleuses publiée par la pègre. La malheureuse apprit à répandre la violence, et à perdre quelques plumes au passage. Il y avait néanmoins cette valeur, ce vestige des premières ambitions qu'elle n'abandonna jamais vraiment, cette idée selon laquelle elle se refuserait toujours à commettre l'irréparable et ôter la vie à autrui. Même ce fameux jour, où plutôt que de simplement faire couler le sang, elle y trempa les lippes.