Vous approchez d'une vieille bicoque à la façade voutée, loin des regards indiscrets des bienheureux citoyens qui vous méprennent pour un samaritain. Combien de fois avez-vous ri de leur naïveté ? Ou plutôt, vous est-il déjà arrivé d'espérer en être vous même pourvu ?
Vous croisez le regard d'un homme planté face à la porte. Il vous fait signe d'approcher, et déjà commencez-vous à sentir effectivement, cette odeur de suie et de flamme.
Vous entrez alors dans le miséreux logis, empruntez un couloir, puis passez une porte tenant à peine sur ses gonds. L'endroit est complètement en ruine, ce qui n'est pas commun au cœur de la Cité. Un semblant de nostalgie vous parvient alors, mais vous l'ignorez aussitôt.
Face à vous se dresse un homme, assis, ligoté à une chaise. Il porte sur sa tête un épais sac en toile qui l'empêche de vous observer. Tremblotant, les mains moites, les gestes ahuris, vous entendez son souffle se saccader, comme s'il était sur le point de plaider pour sa vie.
Vous observez alors les deux autres hommes présents avec vous dans la pièce. L'un est vêtu en rouge, ses poings partageant d'ailleurs la même teinte que sa chemise. L'autre est vêtu de gris, et se tient bras croisés. Il vous observe d'un air soucieux.
...Il vous faut ces informations, vous le savez...
...
Sourire éternellement moqueur au creux du visage, tu t'approches désormais de la victime. Tu hausses un sourcil devant cette vision d'horreur : une séance de torture avec une victime dont les yeux sont bandés... Quelle erreur de débutant ! Du bout de tes doigts, tu viens ôter le sac en toile de sa tête et le déposer au loin, précautionneux, comme si ce sac était plein de bactéries. Dans une grimace de dégoût, tu plonges tes iris sanglants dans son regard apeuré.
Tout en discutant au prisonnier, tu sors ton bien le plus précieux de l'arrière de ta botte et commence à l'observer sous tous les angles. Hmm, toujours aussi aiguisée, mais peut-être légèrement floue sur le bord ; tu devrais peut-être la nettoyer avant de commencer.
Votre main agrippe le sac, et le lève immédiatement sous la stupeur générale. Vos deux accompagnateurs font un pas en avant, mais ils n'ont pas le temps de protester. Comme un artiste obnubilé par sa performance, vous déclamez alors votre tirade, expliquez avec minutie - et peut-être un semblant de sadisme, ce qui est sur le point de se produire pour le pauvre quidam face à vous. Ô malheur.
Vous cessez d'observer votre lame, et relevez le nez en direction du prisonnier que vous vous apprêtez à découper. Cette fois, votre regard prend le temps de l'observer. Sa tête est basse, il lorgne le sol d'un air vide, bien que vous devinez sans peine que son cœur tambourine dans sa poitrine. Vous avancez d'un pas, et lui, relève la tête.
Vous êtes pris d'une seconde d'hésitation, tandis que vous reconnaissez le visage du malotru. Cette personne...
...
C'est vous.
De votre côté, vous sentez une profonde angoisse remontez le long de votre colonne. Vos jambes se changent en verre, et une goutte de sueur s'amène à l'orée de votre belle chevelure.
Tout ceci n'a aucun sens.
Ton propre visage et, à bien y regarder, ton propre corps souillé de filets de sang.
Il n'y a pas de mots pour décrire la sensation qui parcourt ton corps à cet instant. Une véritable tétanie. Tu n'entends plus les protestations des deux hommes qui te tiennent compagnie et même, tu ne parviens pas à tourner la tête pour les observer et leur dire : « pourquoi ne pas m'avoir prévenu ? ».
C'est comme s'ils ne voyaient pas. Comme si cela n'avait aucune importance.
C'est à n'y rien comprendre.
Tu fais un pas en arrière, puis un deuxième, tes mains tremblantes ne sachant où se mettre. La peur se lit sur les traits de ton visage ; la terreur transpire jusqu'au bord de tes lèvres.
Comment est-ce possible ?
Orphelin certes, mais persuadé d'être enfant unique. Qui aurait cru que tu étais pourvu d'un jumeau en ce monde ? Un jumeau, un changeforme... Quelle est cette supercherie ? Finalement, tu trouves le temps et la force de te tourner, furieux, vers les deux hommes.
L'envie de prendre tes jambes à ton cou est plus forte que tout, mais la curiosité dépasse la raison. La peur te fige sur place, faisant alors trembler ton corps jusqu'aux orteils.
La réponse est ; vos deux accompagnateurs. Ceux-là vous observent avec un mépris grandissant. Ils ne comprennent pas votre réaction, pas plus qu'ils ne semblent partager votre surprise, pas pour le moins du monde. Dans leur confusion, voilà qu'ils échangent même un regard, ce qui vous fait réaliser que, non, ils semblent vraiment au courant de rien.
Assis sur sa chaise, le captif vous jette des regards suppliants. Vous comprenez qu'il demande votre aide. Qu'il n'a qu'une envie : s'échapper. Est-ce seulement possible ? Est-ce seulement... la bonne solution ?
Après tout, vous êtes un assassin, pour qui la vie n'a aucune valeur, et qui trouve dans l'art d'ôter la vie une certaine forme de beauté exaltante. En quoi ceci est-ce différent ? La mission n'a pas changé.
Tu réprimes un relent. Les entrailles sens dessus-dessous, tu parviens tout juste à t'éviter de rendre ton dîner. S'ils ne le voient pas...
S'ils ne voient rien, mais que toi oui ?
Tu viens frotter virulemment ton visage de tes paumes moites, tremblantes. La chaleur te gagne, tu cherches que faire de tes mains, de ton corps et simplement, de tes mots. Tu dois rêver, c'est certain ; si ce n'est pas une vision nocturne, qu'est-ce donc, autre que de la pure folie ?
C'est assez. Tu ne peux rester une seconde de plus dans cet enfer. Mais tu ne peux non plus te mettre le monde à dos ; c'est avec une certaine droiture que tu te dois de faire ta révérence.
Tu fais volte-face avant de fuir, poussant le battant de la porte à toute allure, t'extirpant de cette vieille bicoque à une vitesse fulgurante. Pour être sûr de ne pas être suivi, c'est sans hésitation que tu uses de l'une de tes aptitudes magiques ; voilà que ta silhouette disparaît dans les tréfonds de l'oubli. Tu arpentes la ruelle en courant, haletant, cherchant refuge du regard, comme si tu regrettais déjà de ne pas avoir pu comprendre ce qui se trouvait juste sous ton nez.
Une fois encore, votre esprit affuté est parvenu à vous préserver du danger, et ces malandrins qui pensaient vous doubler doivent maintenant se ronger les sangs. Malgré l'amertume et les questions que vous abandonnez à cette vieille bicoque, vous considérez l'opération comme une victoire.
Vous êtes sorti d'affaire. Indemne, et c'est tout ce qui compte, n'est-ce pas ?
Après quelques minutes, vous mettez un terme à votre course effrénée et prenez le temps nécessaire pour guérir vos poumons de l'épuisement que vous leur imposez. Les mains sur les genoux, vous respirez fortement tandis qu'un léger filet de pluie mouille vos cheveux. Les gouttes tombent de votre front et rejoignent une flaque au sol vers laquelle votre regard est attiré.
Vous observez votre visage, vous confortez à l'idée de redécouvrir vos traits, de remettre de la stabilité sur cette identité que l'on a tenté de vous dérober.
Un sourire apparaît, vous êtes prêt à renouer avec vous même.
...
Mais ce n'est pas ce que vous voyez.
...
Vous ne voyez pas vos traits fins et charmeurs, vos yeux malicieux et éclairés, votre charisme naturel qui vous a tant de fois sorti du pétrin. Non, vous voyez le visage disgracieux d'un quarantenaire bouffi à la moustache broussailleuse et au nez rougi par une consommation excessive d'alcool. Un faciès horrible, malpropre, indigne de vous.
Vous vous relevez et vous précipitez vers la première vitrine, pour remarquer que, là encore, votre reflet est flou et renvoie de vous-même une image bien différente de celle que vous connaissez pourtant.
Non... pas encore..
Cette même sensation qui a failli vous faire défaillir vous serre une fois de plus les entrailles.
...
Qui êtes vous ?
Qui du corps ou de l'esprit définit l'identité ? Qui, de l'assassin ou du vertueux, peut s'autoriser à définir la valeur de la vie ?
Dans un cri perçant, tu te redresses soudainement, te précipitant vers la vitrine la plus proche pour constater que les dégâts sur ta santé mentale sont irréels. Tu n'es pas la cause de ceci, quelqu'un d'autre l'est. Tu frappes sur la vitrine d'un poing serré, brisant cette dernière alors que des bouts de verre viennent se glisser sous ton derme. Tu hurles de nouveau, vaine tentative de te débarrasser de la terreur et de la frustration dont la soirée a intimé ton être. Un passant croise ta route, s'éloigne vivement de ton chemin alors qu'il constate ta fureur ; tu ne le regardes pas, tu n'as que faire de sa présence et de son avis.
Ce foutu prisonnier. N'ont-ils dont pas pensé à le priver de toute magie ? Tu reconnais bien là l'œuvre d'une illusion. Tu reconnais là ta propre technique, tes propres fourberies et, pris d'un élan de rage, tu pousses un nouveau hurlement entre des dents serrées, étouffé par la douleur que cause le verre sur ta paume. Ce fumier pensait pouvoir échapper à son sort en échangeant vos visages ; un sale petit effronté à qui tu comptes apprendre les bonnes manières.
Tu t'arrêtes un instant, reprenant ton souffle tandis que tes pensées fusent sans cesse dans ton esprit.
Persuadé que mettre fin à la vie de cet être perfide règlerait ton problème, tu prends de nouveau la direction de la vieille bicoque, retournant sur tes pas en foulant la terre, éclaboussant les sentiers de boue sur ton passage. Les poings serrés, un air meurtrier se balade sur tes traits et un sourire se dessine alors ; il est fait comme un rat.
Perdu entre la sensation d'avoir été berné, pris à ton propre jeu et le besoin de vengeance, tu laisses ton esprit vaguer à sa propre volonté. Tu te laisses bercer par la voix dans ta tête, t'intimant de terminer ce que tu as commencé.
Après quelques foulées supplémentaires, voilà que tu rejoins la bicoque. Cette fois-ci, tu pousses le battant de ton pied, écrasant la porte contre le mur et tu entres, telle une furie, à l'intérieur de la pièce où se trouvaient les tortionnaires.
Malgré ton discours, tes mains tremblent toujours autant.
Sûrement que pour celui qui est habitué à exercer le contrôle plutôt qu’à le subir, il est enrageant d’être ainsi mené en bourrique. Quel sentiment est le plus fort ? La frustration, la colère, ou la curiosité ?
Comme si tous les diables de l’enfer étaient à vos trousses, vous repartez aussitôt vers cette maudite masure, les articulations blanchies par la force que vous leur imposez. Votre pas est lourd, et votre regard est sombre, c’est bien la haine qui motive désormais vos gestes, cette même haine qui va vous pousser à commettre l’irréparable, à offrir à votre ennemi la correction qu’il mérite.
Vous défoncez la porte et entrer sans attendre.
Face à vous, vous-même, toujours ligoté à la même chaise. Colérique, vous ne prenez pas le temps de remarquer que l’imposteur semble moins inquiet qu’auparavant. Les deux hommes sont toujours dans la pièce, mais ne tournent pas la tête vers vous.
L’heure de la vengeance a sonné.
Vous clignez des yeux, et remarquez qu’effectivement, vous êtes assis, là où était naguère le captif. Vos mains et chevilles sont liées, et face à vous se trouve l’imposteur. Quand avez-vous changé de position, au juste… ?
Vous remarquez alors qu’il désigne du pouce l’homme en gris, et celui en rouge. Un mesuré, un tempétueux. La morale, et l’interdit. Dans un nuage de poussière, ils disparaissent, leurs résidus revenant au vaisseau principal : l’imposteur, ou devrait-on dire; Votre conscience ?
La « petite voix dans ta tête » te parle de vive voix et tu crois bien devenir fou. Trop c'est trop ; c'est à ni rien comprendre, tu fronces les sourcils dans l'espoir de discerner le vrai du faux... En vain. Ton regard suit la direction pointée par... ton index. Et alors, tu comprends de quoi il s'agit. Enfin, si on peut dire ça comme ça.
Son... ton doigt vient désigner ton cœur. Tu oublies la raison, tu oublies la logique. Ton cerveau entre en ébullition et ta réaction est simple : tu te mets à rire. À rire pour évacuer la peur, évacuer la frustration et la rage qui alimentait, encore quelques secondes plus tôt, ton ardeur.
Tu prends le temps de respirer. De te ressaisir, le temps de quelques secondes. Puis, arborant un visage plus sérieux, tu reprends.
Tu soupires longuement. Rien n'y fait, ton myocarde menace de rompre. Mais tu dois sauver les apparences.
Votre reflet vous observe, étonnamment aimable et calme, ce qui dans l’état pourrait bien être terriblement agaçant pour vous. Il partage votre éclat de rire et ne s’impatiente pas. Plutôt, il laisse la conversation reprendre naturellement.
Il se relève et déambule dans la pièce, en partance vers un mur couvert d’un épais rideau que vous ne croyez pas avoir déjà aperçu.
Il ferme alors le rideau, puis l’ouvre de nouveau. Là, vous entendez le bruissement agréable des vagues qui s’évaporent sur la berge. Une fois encore, le rideau s’ouvre, et vous ressentez le galop inarrêtable d’une charge de cavalerie faire trembler le sol. Puis, il le ferme pour de bon, et revient vers vous.
De retour à vous-même, vous remarquez que là où se tenait votre imposteur se trouve désormais une petite breloque étrange. Un dé de bois, dont la sobriété avait quelque chose de mystérieuse. Un autre cadeau de votre estimée conscience, de nouveau muette et invisible. Quoique ?
Comment comptez-vous vous libérer, désormais.
C'est qu'il te connaît bien. C'est qu'il te prend de court. Et toi, tu te maudis de ne pouvoir te mouvoir, alors que tu aurais tant aimé lui faire fermer son clapet ; cet effronté n'est rien d'autre qu'un beau-parleur. Tout ce qu'il te montre reste inaccessible ; en dehors des remparts, c'est la mort assurée, et ici bas tout le monde le sait.
De là à dire que tu n'aimerais pas y mettre les pieds... Quand même pas. Il met le doigt où ça fait mal, il a les mots qui fâchent et la vérité qui blesse. Et tu restes planté là, à l'écouter parler ; immobile, sanguin, tu t'autorises un geste rebelle de la tête alors qu'il fait apparaître une carte au plus près de ton oreille. Tu baisses les yeux sur cette dernière, qu'il dépose sur ton genou, sans bouger le menton.
Il a piqué ta curiosité, mais cela ne change rien. Tu ne pourras pas mettre un pied dehors autrement qu'en mission, tu ne pourras profiter ni des vagues ni des flocons de neige. Car ta vie est plus précieuse que tout ce qui peut te donner l'eau à la bouche.
Tu relèves alors le menton, élan de fierté qui ne saura convaincre personne sauf toi. Le destin, la confiance ? Des choses qui te sont inconnues. Qui te semblent futiles. Pourtant, alors que la douleur irradie dans ton crâne, suivie d'une sensation de soulagement, tu te poses les bonnes questions.
Qu'as-tu de si spécial pour éveiller la curiosité d'un être tel que lui ? Qui est-il, qu'est-il et pourquoi veut-il que tu te laisses aller au gré du vent ? Ta conscience, non, tu n'y crois pas ; ne t'aurait-elle pas parlé depuis le temps ? N'aurais-tu pas déjà fait sa connaissance ?
Tu baisses les yeux vers ce cube de bois, penchant légèrement la tête sur le côté. Tu laisses place à ce sentiment d'accalmie naissant ; tu es finalement débarrassé de sa présence, et ce n'est pas pour te déplaire. Tu n'as nullement envie de te détacher pour le moment, pas plus que tu n'as envie de bouger d'un pouce. Pourtant, cet objet t'intrigue ; du bout de ta botte, tu viens légèrement taper dedans afin de le faire bouger.
Tu choisis le hasard.
Etonnamment, vous ne souffrez pourtant d'aucune solitude. A l'inverse, vous avez l'impression d'avoir été... comment dit-on encore; compris ? Entendu, peut-être ? Vous avez définitivement appris des choses, aujourd'hui, mais ne dit-on pas que les meilleurs vins demandent à décanter avant que l'on en apprécie tous les délicats arômes ?
Porté par votre fierté, vous vous décidez à rompre les liens qui vous enserrent, à couper court à la vie de cette accalmie si salvatrice et agréable, qui vous épargnait de redevenir la dinde d'une farce perpétrée par le chaos le plus abscons. Du bout de la botte vous percutez le dé en bois, qui se met à rouler avec une vigueur bien trop accentuée pour la maigre impulsion que vous lui avez donné.
Il tourne et tourne encore, chaque face se succédant pendant une demie-dizaine de secondes. Il tombe alors sur la face marquée de six points.
Mais rien ne se passe.
Vous soupirez, convaincu d'avoir perdu votre temps. Naturellement, votre main se pose sur votre front et... oh, vous n'avez plus de liens.
Vous tournez la tête, et remarquez que vous ne vous trouvez plus non plus dans les restes d'un habitat calciné. Non plutôt, vous voilà effectivement de retour à l'orphelinat, assis sur un lit qui devait certainement être le votre. Vous êtes seul dans une salle déserte, de laquelle il va falloir vous extirper dans la plus grande discrétion. Dehors, vous entendez les bruits de la ville, ces bruits qui d'ordinaire pourraient être agaçants vous font cette fois un bien fou : Tout est fini, c'est certain.
Vous êtes revenu à la réalité, le dé attendant patiemment à vos pieds, l'as de pique posé en dessous.
Savourez, Azryël, car aujourd'hui commence le premier jour de votre nouvelle vie. Esprit libre et indomptable, laisserez-vous effectivement le hasard décider de quelques unes de vos décisions ?
Fin ..-
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