Béroé est de ces femmes qui savent avoir tout à gagner à être adorées ou détestées et qui ne se satisfont pas de l’indifférence de celles et ceux qu’elles prétendent s’attacher. Elle s’accommode de tout bruit, de tout scandale avec une nonchalance élégante, savamment étudiée, certaine de pouvoir ressaisir l’instant d’après, d’une simple note, son image malmenée, forte d’un succès qui ne lui a jamais fait défaut ces dernières années.
Elle aime prendre des risques calculés, tuer l’ennui en éprouvant la fortune et divertir autrui par les rebondissements de sa propre vie mondaine. On lui rétorquerait volontiers que c’est fort prétentieux de sa part, et elle ne s’en cacherait pas. Elle ne s’excuse jamais d’être trop consciente de sa valeur et se donne infatigablement les moyens d’être moins remplaçable que ce que l’on voudrait lui faire croire. C’est encore rare, heureusement : le plus souvent, on l’aime, on se l’arrache, pourvu que sa voix continue d’ouvrir les portes du Ciel.
À plusieurs égards, Béroé est une diva, c’est vrai. Pourtant, loin de se retrancher derrière une comédie de femme froide, ce qu’elle n’a jamais été de fait, elle prend un malin plaisir à se donner l’air accessible-mais-pas-trop, déploie la large gamme de ses sourires circonstanciés, converse plaisamment avec quiconque se montre capable de la suivre. Brillante et facétieuse, elle sait s’intéresser sincèrement à son prochain, offrant de ces amitiés légères, souvent rassurantes par leur superficialité. On la soupçonnerait alors d’être bien seule au fond, mais on se tromperait : Béroé a, par-dessus tout, l’insolence suprême de se suffire à elle-même.
D’une intelligence vive et sauvage, elle est sensible à toute forme de beauté sans pour autant se rendre aveugle à la laideur : elle voit le monde aussi bien en stratège qu’en esthète. D’aucuns affirment qu’elle peut se montrer cruelle, à sa façon, parce qu’elle ne s’intéresse pas aux gens qui ont reçu la vie comme une blessure et se complaisent dans le sentiment de leur malheur. Elle aime et recherche avant tout les forces qui vont, les volontés solides comme la sienne. Elle n’est pas foncièrement mauvaise, mais sans doute pas tout à fait bonne non plus : son tempérament semble élastique, indéfinissable à l’aune d’une morale qu’elle juge souvent indigente.
Les pauvres en esprit la diront seulement capricieuse, et pourquoi pas. Il est assez facile de lui déplaire ; or, quoique capable de dissimulation, elle ne se gêne jamais pour signifier le fond de sa pensée, quand cela ne contredit pas ses intérêts. Sa popularité lui est assurément un peu montée à la tête, cependant elle aurait tort d’en refuser les privilèges, n’est-ce pas ? Le charme qu’elle cultive quotidiennement fait qu’on lui pardonne le plus souvent ; mieux, on lui sait gré de correspondre dans une certaine mesure au cliché, de laisser croire qu’elle est facile à cerner.
Car sans doute ne veut-on pas savoir, au fond, qu’elle est effroyablement exigeante, que le manque d’ambition la consterne, que la veulerie et la couardise lui inspirent le plus haut mépris. On ne veut lui soupçonner aucun dessein au-delà du désir de plaire et elle en joue, s’efforçant de ne rien dévoiler de ce qui bout derrière son front.
Charisme – Sa façon d’être au monde n’est pas toujours facile à définir. S’agit-il d’une trop grande perspicacité ? D’un charme puissant ? D’un art inquiétant de la persuasion ? Le fait est qu’elle possède une parole insinuante en même temps qu’une faculté à dissimuler ce qui la motive vraiment. Elle parvient assez aisément à imposer ses vues, à mener son interlocuteur là où elle le désire. On lui donne volontiers raison. Cela peut passer inaperçu, comme être un pressentiment ou une certitude : Béroé a souvent dans la voix quelque chose dont il faut se défendre.
Chant – C’est essentiellement là que réside sa valeur aux yeux des nantis : dans le velours chaud et grave de sa voix. Bien que son chant soit caressant et suave, et qu’elle eût aimé pouvoir soigner les blessures et lénifier les souffrances grâce à lui, il n’est pas de ceux qui apaisent. Non, c’est d’abord un chant qui hérisse délicieusement la nuque, qui galvanise celui qui l’écoute jusqu’à le plonger dans un état extatique. C’est la raison pour laquelle Béroé a ses entrées partout. Il paraît qu’après l’avoir entendue, les tempéraments velléitaires deviennent plus entreprenants, que le défaut de courage se résorbe pour devenir témérité. D’aucuns songent à des vertus aphrodisiaques car, soupirants timides jusqu’alors, ils se sont peu à peu senti l’audace de se déclarer à la personne convoitée. Mais qu’en est-il des tueurs en puissance, alors ? Passent-ils plus facilement à l’acte, eux aussi ? Il ne se murmure pas encore que c’est peut-être dangereux, néanmoins. Tout ce que l’on sent confusément, c’est que son chant est une caresse capable d’aller jusqu’à l’âme… et jusqu’aux tripes ; d’y remuer le pire plutôt que le meilleur ; un chant de rage et de sang qui désinhibe, rend étranger à la peur – elle aime à dire : un souffle de vie et de puissance. Elle ne révèle pas, cela va de soi, qu’elle se pense même capable d’inspirer une furie aveugle dans le pire des cas, qu’elle aspire à redresser toutes ces colonnes vertébrales bien trop molles à la façon d’un tuteur. Elle avance masquée, aussi insidieuse qu’une première addiction : comme une drogue euphorisante puis stimulante, elle fait se sentir fort pendant de longues minutes qui prennent l’ampleur de l’éternité, annihile la conscience du risque et de la douleur, permet d’oublier pour un instant ce qui est susceptible de tenir l’individu en bride. Et, une fois redescendu dans la médiocrité de la vie réelle, on en redemande.
Magie sensorielle – Du fait de sa nature de demi-élémentaire, Béroé possède un lien accru à la magie. Elle s’est par ailleurs découvert une prédilection pour l’assujettissement des sens d’autrui et l’affleurement des pulsions les plus insoupçonnées – le véritable secret de son chant tient là.
Débrouillardise – Elle garde un certain bagage de son passé d’artiste de rue qui a d’abord vécu d’expédients. Ainsi n’est-elle pas tout à fait sans ressources quand elle doit se soustraire à une situation délicate – les longues épingles qu’elle a dans les cheveux, la lame insoupçonnable contre sa cuisse, le tranchant bijou d’ongle qui orne son index… Elle préfère qu’on se salisse les mains pour elle, évidemment, et elle a d’ailleurs un certain talent pour s’attacher de puissants protecteurs, mais on serait surpris de découvrir de quoi la préservation de sa liberté et de son intégrité pourrait la rendre capable une fois acculée.
On aime d’autant plus un prodige que ses origines sont obscures, n’est-ce pas ?
Quoiqu’elle n’en parle guère aujourd’hui, Béroé a grandi au sein d’une troupe d’artistes itinérants, bercée par des récits sur le monde d’autrefois, transmis oralement de génération en génération par elle ne sait quel miracle. Ses parents eux-mêmes n’ont pas connu cet univers à la fois plus libre et moins égalitaire, ses grands-parents ne sont plus là pour en témoigner – l’auraient-ils seulement pu ? Tous ses rêves, toutes ses frustrations viennent des représentations de cet ailleurs désormais inaccessible.
Elle est choyée par sa mère qui semble voir en elle un joyau. Son père se montre plus distant, et il lui arrive de surprendre chez lui comme un regard de reproche qui signifie : Tu n’es pas tout à fait à moi. Elle s’en moque un peu, s’épanouit au sein d’un cercle composé de plusieurs familles d’artistes très divers. Son don se révèle tôt. Alors qu’elle chante et danse pour les badauds, elle les captive, les détourne du poids de leur bourse à leur ceinture. Quelquefois, il n’est même pas nécessaire qu’un tire-laine de sa bande les en déleste : les mains deviennent tout à coup étrangement généreuses, parce qu’elle tient ceux qui l’écoutent sous un charme déjà puissant.
Béroé ne soupçonne pas sa nature, et sa mère elle-même n’est pas en mesure de lui révéler le secret de sa naissance. À cet égard, son histoire est sans doute la même que pour beaucoup d’autres petites gens : arrive un jour où elle a la chance inespérée d’attirer l’attention d’un noble qui s’ennuie, erre en satellite désespéré autour de Sa Majesté. Ce mécène, en l’entendant chanter, comprend mieux qu’elle ce qu’elle est. Il manifeste le désir de la prendre sous son aile. Ses parents refusent, évidemment. C’est son premier coup d’éclat, sa première déflagration de volonté : elle part malgré eux, met toutes les chances de son côté.
Elle passe son Rituel de Révélation à quinze ans et, après avoir terminé son service militaire, sous l’injonction de son protecteur, elle passe quelques années à l’Académie afin de mieux maîtriser sa magie. Les accidents sont nombreux d’abord, car son énergie la déborde quand elle chante. Il lui faut absolument contenir cette haleine de magie. Elle apprend.
À mesure qu’elle avance dans ses apprentissages, elle commence à percer les motivations de son mécène. C’est un nanti qui n’en est plus vraiment un et qui espère tirer son épingle du jeu par tous les atouts qu’il peut trouver. Il perçoit la toile qu’elle est en mesure de tisser chaque fois qu’elle ouvre la bouche ; elle comprend vite qu’elle n’est pour lui qu’un instrument et ne s’en contente pas longtemps. Elle se sert de lui comme il se sert d’elle – mais mieux.
Du reste, la vie de manoir lui plaît. On s’habitue terriblement vite au confort. On mesure enfin tout ce qu’on peut perdre du jour au lendemain. Elle n’est pas très appréciée par l’épouse de son mécène, dont elle comprend qu’elle aime encore moins son époux – et ce secret partagé semble les lier malgré elles. Contre toute attente, elle s’entend très bien avec ses enfants, mais abandonne rapidement l’idée de les bercer au moment de dormir : elle s’aperçoit que son chant excite plus qu’il n’apaise, qu’il invoque le cauchemar plus que le rêve.
Pendant des années, sous les directives de plus en plus exigeantes de son protecteur, Béroé prépare son entrée dans le monde. Elle a vingt-et-un ans quand elle chante pour la première fois devant un public d’invités triés sur le volet. C’est un cercle restreint, mais cela suffit à faire d’elle un phénomène dont on ne se lassera pas avant longtemps.
Elle devient rapidement la coqueluche de Havrecœur, s’impose comme le divertissement incontournable de la vie mondaine. On décrit son chant comme une source de bien-être et une inexorable montée en puissance, si bien qu’on s’y oublie avec délectation. Tout au long de l’année, elle se produit au Café-Théâtre mais également au sein des salons privés, dans un entre-soi qui semble accentuer les effets stimulants de sa voix. Il commence à se murmurer que quiconque l’écoute trop longtemps court à sa perte ; hélas, c’est si bon : elle agit sur les sens, flatte l’amour-propre, crée des héros – ou des monstres – enp puissance l’espace d’une heure.
Oui, les bruits sont nombreux. Ses détracteurs essaient de tuer l’oisillon dans l’œuf. On soupçonne son mécène d’avoir fait d’elle sa catin, évidemment – et alors, jaloux ? aurait-elle pu rétorquer en souriant. On la croit vénale, désireuse de se faire passer la bague au doigt pour se coiffer d’un titre, et elle s’amuse secrètement des courtes vues. Elle veut de l’influence et se trouver au sommet, cela va de soi, mais elle veut avant tout être libre et donc acquérir tout ce qui le lui permettra, à commencer par l’argent. Elle ne veut être contrainte d’aucune façon. Elle veut pouvoir respirer sous n’importe quel bout de ciel. Elle veut que la peur change de camp. Enflammer le cœur de ses pairs pour repousser les remparts ; que chacun déploie sur l’ennemi ses propres abysses. Son ambition ne connaît aucune limite. L’extrême ne l’effraie pas.
Son répertoire gagne en solennité. Bientôt, elle tient plus de la majestueuse cantatrice que de la barde mutine. Et c’est ainsi qu’elle arrive à un âge où elle amasse assez de fortune pour rêver d’indépendance. S’étonnera-t-on de ce que son protecteur meurt bientôt dans des circonstances mystérieuses ? Il se serait pressé la poitrine tout à coup ou se serait jeté par l’une des fenêtres de son salon-bibliothèque, on ne sait pas très bien. On raconte que son épouse est trop heureuse, dès lors, de pouvoir chasser le Joyau du Bal de sa demeure. N’aurait-elle pas pu l’accuser ou la faire chanter pour profiter à son tour de la poule aux œufs d’or ? Personne n’aurait pu imaginer, ne serait-ce que soupçonner le regard de connivence que toutes deux échangent ce jour-là. Il n’est pas de position plus enviable que celle de veuve.
Assise sur une fortune considérable, Béroé s’installe dans le domaine de Havrecœur. La disparition de son protecteur qui la gardait jalousement, loin de lui fermer des portes, lui en ouvre d’autres au contraire : c’est au premier qui saura se l’attacher comme il l’a fait. Sa popularité est de plus en plus grande, son auditoire de plus en plus étendu. Elle se voit déjà chanter régulièrement pour Sa Majesté en personne. Aujourd’hui âgée de vingt-neuf ans, elle se trouve au sommet de son art et compte bien faire tout son possible pour y rester longtemps encore.