Théoriquement haute d'un mètre soixante-et-onze, Beatrix se trouve constamment rabaissée de par son épouvantable posture l'amputant d'une demi-douzaine de centimètres. Les raisons de sa position voûtée et de son cou tendu vers l'avant sont tenues pour proprement inexplicables par les physiciens de la châtellerie – l'on accuse soit un travail de bureau si intense que sa colonne vertébrale s'est adaptée à ses innombrables heures de grattage de papier, soit une quelconque malformation de naissance. Beatrix subodore quant à elle la possibilité non-négligeable qu'elle se soit, malencontreusement, maudite à l'occasion d'un jour d'étourderie tandis qu'elle pratiquant sa magie lors de ses années de formation à l'académie. Quoiqu'il en soit, elle s'est pleinement accoutumée à cette étrange posture ; bien qu'elle se souvienne comment, dix ans plus tôt, elle savait encore marcher avec le dos droit et le chef dressé …
Engoncée en ses interminables robes vertes aux mille plis et replis, et ses mains - toujours tâchées d'encre - inexorablement enfouies dans ses larges manches (pour se protéger du froid, prétend-elle), Beatrix est reconnaissable par la constance de son habillement et de son apparence : toujours la même bure de laine verte, toujours les mêmes poulaines d'un brun clair, toujours les deux mêmes tresses blondes jointes en cercle autour de ses oreilles ; son grand front à peine affublé de quelques mèches éparses, et toujours de légères cernes pochant son regard quiet. Un demi-sourire narquois presque toujours affiché aux lèvres (dont on lui a déjà dit, maintes et maintes fois, qu'il est proprement irritant si ce n'est insupportable ; ce à quoi elle rétorque toujours qu'il s'agit d'un réflexe nerveux), la commissaire de la reine se meut dans les couloirs de la châtellerie comme dans les rues de Havrecœur d'une démarche lente, tranquille et presque flottante, ses pas rendus presque invisibles sous l'ampleur de ses vêtements.
Cette remarquable apparence de placidité s'aligne en parfaite adéquation à sa façon d'être. Toujours animée d'un enthousiasme paisible et d'un optimise nourri par sa croyance inexorable envers les éternels bienfaits de la chose publique, Beatrix tient un caractère d'une presque-immuable permanence. La colère comme la tristesse lui sont des sentiments quasi-étrangers, et elle estime sa propre existence comme on-ne-peut-plus propice à la contemplation et à l'appréciation des miracles du quotidien. Elle s'efforce toujours d'étouffer les troubles de son esprit par l'appréciation des manifestations physiques comme éthérées de l'Ordre cosmique ordonnant l'univers : les vols d'oies sauvages bien alignés en forme de « V », le doux écoulement des rivières sachant ne jamais déborder hors de leurs lits, les livres de comptes bien tenus à la décimale près ou la rumeur des ouvriers s'éveillant à cinq heures du matin pour entamer leur journée de labeur sont autant de prodiges instillant calme et sérénité en son cœur ; et rien ne la rassure plus que de s'imaginer Havrecœur comme une horloge bien ordonnée, dont elle n'est qu'un des nombreux engrenages, et qui saurait tourner sans elle si jamais d'aventure elle venait à ne jamais se réveiller un quelconque matin.
Son amour des harmonies du monde et de l'éternelle constance de l'univers se mêle à sa loyauté sans faille pour le bien public ; dont elle se veut être une incarnation de par son service aux ordres de Sa Majesté. Sa sujétion devers la Couronne est, à son sens, autant sa redevance sacrée à l'encontre d'une dette éternelle (pour l'avoir accueillie et éduquée lorsqu'elle fut rendue orpheline), que sa raison d'être profonde. Sa servitude n'est cependant pas tant dévouée à la reine en tant que personne privée, mais bien plutôt à l'État et son œuvre d'encadrement et d'organisation de la société humaine ; car pour elle un Prince peut mourir, mais l'État demeurera toujours. Sa fidélité s'étend par ailleurs – et selon elle - à l'intégralité du peuple de Havrecoeur, auquel elle estime devoir l'entièreté de son éducation grâce à la monnaie du contribuable et les bienfaits du fisc. Aussi se plaît-elle à concevoir Havrecœur comme un immense foyer dont le peuple serait sa large, très large famille étendue ; et dont on lui aurait confié la charge d'entretien et de surveillance au nom du bien suprême.
Aisance et profusion orales – De par son éducation privilégiée parmi le personnel lettré de la châtellerie, Beatrix fut très tôt formée aux arts de la rhétorique et de la bonne diction ; des avantages qu'elle met abondamment à profit dans l'exécution de son travail. A défaut d'un charisme naturel ou d'une personnalité magnétique, la commissaire parvient à se faire remarquer par le simple volume de paroles qu'elle émet sans jamais chercher ses mots ou marquer de temps d'hésitation. Sa capacité à rebondir sur n'importe quel avis et à disposer d'une opinion sur chaque sujet trahissent sa très longue macération parmi les huiles politiques de Havrecœur. Habituée à l'élaboration d'exposés complexes et aux débats dissertatifs depuis ses premières années à l'académie de magie, ses prises de paroles ont les vertus d'être claires, précises et relativement simples d'accès ; bien que souvent trop longues et disertes à souhait. Sa capacité à défendre envers et contre tous les (in)décisions de la Couronne font de Beatrix un infatigable torrent de palabres, dont seul l'ordre impératif de Sa Majesté sait réguler le débit !
Et vive le service public ! - Après plus d'une décennie de bons, loyaux et efficaces services devers Sa Majesté et son bon gouvernement, Beatrix se trouve on-ne-peut-plus rompue aux arcanes de l'administration royale et de l'organisation de la châtellerie ; si bien qu'elle en a développé une connaissance et science somme toute remarquable. Érudite et diserte autant à propos de la jurisprudence royale et sur les lois coutumières de Havrecœur que sur les dernières réformes fiscales et les vertus morales de l'impôt, Beatrix s'est taillée une sérieuse réputation – parfois moquée – de dévôte de la fonction publique auprès de ses collègues. Elle tient en effet cette dernière en sacerdoce, et met l'intérêt de la chose publique et le bien-être de l'État au centre de toutes ses pensées et ses actions ; si bien qu'elle avoue sans crainte à ses collaborateurs de rêver régulièrement de systèmes d'impositions parfaits ou de voiries rénovées - ce à quoi l'on ne sait guère que répondre, si ce n'est des sourires gênés ou des haussements d'épaules. L'un de ses professeurs à l'académie, quelque peu intrigué - si ce n'est ému - de sa très visible aliénation, l'a un jour aiguillée sur l'éventualité d'une malédiction jetée à son encontre lorsqu'elle était enfant ; qui donnerait quelques pistes et explications quant à sa loyauté débridée devers la Couronne. Beatrix ne prête que bien peu de crédit à cette hypothèse - bien qu'elle-même se soupçonne parfois de s'être sciemment maudite un jour lointain, et de s'être rendue pleinement asservie, dévouée et livrée à l'État et à la reine par le biais d'une puissante magie … mais, fort heureusement, la raison lui revient toujours avant qu'une quelconque angoisse existentielle ne vienne mettre à bas sa parfaite ferveur devers le gouvernement de Sa Majesté !
Diplomate de Sa Majesté – Sous les très honorables titulatures de « commissaire de la reine », « déléguée royale » ou encore « médiatrice de la Couronne » se cache un office aux attributions d'une très grande polyvalence ; dont les directives sont ordonnées par des lettres et missives d'une grande brièveté, et dont la teneur se résume généralement à : « il existe tel problème, réglez-le ». En raison de l'inaliénable fidélité de Beatrix et de la grande étendue de ses savoirs dans les domaines de l'administration, de la justice et du gouvernement de la châtellerie ; la Couronne n'hésite donc guère à la déployer à tout-va dès lors qu'elle nécessite la présence d'un de ses agents sur tel ou tel front. Que ce soit pour faire passer le goût d'un impôt impopulaire auprès de l'opinion publique, annoncer la montée sur l'échafaud de quelques criminels, superviser les travaux de rénovation d'édifices publics, émettre des avis consultatifs sur d'obscures réformes de la monnaie ou faire appliquer une aliénation de biens immobiliers ; les attributions de la commissaire royale sont excessivement larges. De fait, la place délicate qu'elle occupe au sein de la société de Havrecœur font d'elle l'un des visages les plus reconnaissables du pouvoir royal aux yeux du peuple ; bien qu'elle ne soit – en vérité – qu'une simple exécutante de la volonté de Sa Majesté, en dépossession totale d'une once de pouvoir décisionnel.
Malédictions et maléfices – A la suite de son service militaire, Beatrix côtoya longuement l'académie de magie tandis qu'elle officiait également à la fonction publique de la châtellerie. Son apprentissage en fut rendu plus long, plus ardu et bien moins assidu que ceux de ses congénères nourris, logés et libres d'étudier de tout leur soûl les arcanes au sein de l'internat. Il n'en demeure pas moins que Beatrix sut dompter une large part de son potentiel magique, et possède une expertise certaine en diverses malédiction et maléfices dont elle garde jalousement le secret.
De son nom complet Beatrix Margriet Claasje de la noble maison des Zilveren-Pantoffel de Platvoetstadt (un nom autant vidé de son antique substance de par le déluge des Abysses que de son sens supposé pour ses contemporains, souvent étrangers aux titulatures nobiliaires de naguère), Beatrix naquit parmi une famille d'aristocrates désargentés qui s'attachèrent d'autant à plus leurs noms, leurs racines et leurs titres supposés que leur noblesse s'atrophiait au fil des générations ; au point d'être la cible d'accusation de noblesse factice de par leurs très rares opposants. En vérité, bien peu nombreux furent les rivaux ou détracteurs de la maison Zilveren-Pantoffel : non pas en raison d'une hypothétique ascendance de cette dernière sur les autres lignées nobiliaires de Havrecoeur, mais bien plutôt parce qu'aucune autre dynastie de la cité ne possédait de quelconques remembrances à propos d'une maison Zilveren-Pantoffel, ou d'une seigneurie, ville ou bourg dénommé Platvoetstadt ; subodorant à la fois de la mesquinerie de leur sang comme de leur faible assise foncière dans le monde d'antan. Aussi leur laissait-on le bénéfice du doute quant à leur noblesse de bas rang, que l'on conjuguait à une fort remarquable indifférence quant au sort de leur bien médiocre lignée.
La cheffe de famille, Héloïse Zilveren-Pantoffel, occupait la semi-éminente fonction de clerc-notaire de l’administration royale depuis vingt-et-un ans déjà lorsqu'elle se décida enfin à prendre époux, d'engendrer descendance, puis d'aussitôt périr des affres de la fièvre typhoïde à l'aube de sa cinquantaine. Son mari Maatjis Brunardier ne lui survécut guère qu'une maigre paire de mois avant d'être lui-même emporté par une violente crise d'apoplexie, laissant derrière lui une fille orpheline sans autre parent éloigné. Dès lors, la lignée des Zilveren-Pantoffel semblait vouée à disparaître dans la plus grande indifférence, mais la clémence de la justice de la reine su prendre pitié de la très jeune Beatrix - qui la recueillit comme pupille par reconnaissance devers les services rendus à la Couronne par feu-sa mère. On daigna par conséquent lui accorder le gîte et le couvert au sein de châtellerie de Havrecœur ; dans les limites financières du maigre héritage que lui abandonna sa défunte famille (c'est à dire qu'on la logea dans les quartiers des serviteurs, là où on le pouvait). Certains collègues de feu-Héloïse se prirent rapidement d'affection pour la jeune Beatrix, qu'ils éduquèrent conjointement avec les domestiques et les scribes de la châtellerie.
Beatrix grandit ainsi dans l'univers très étroit de l'administration royale, où elle fut rompue à une éducation privilégiée. Bien qu'elle-même ne conserve qu'une mince poignée de souvenirs nébuleux de sa première dizaine d'années, sa mémoire comme son cœur éprouvent une infinie tendresse pour le parfum de l'encre entrain de sécher sur les libelles, le raclement de la pointe des plumes d'oie sur le vélin, le froissement des pages de registres que l'on manipule avec précaution, ou les murmures discrets des scribes à l'approche des clercs-notaires venant relire, critiquer et juger irrecevable le fruit de leurs travaux. Elle même fut, finalement, formée à moindre frais pour devenir un nouveau rouage de l'appareil d'État – on lui apprit à lire, écrire, compter, parler, et à ne jamais remettre en doute la volonté de la reine et de son gouvernement. Dès sa douzaine, elle devint ainsi assistante-rédactrice des clercs-notaires dont on jugeait la graphie trop hasardeuse (souvent en raison de leur âge vénérable) : c'est sous leur dictée qu'elle coucha par écrit, pour la première fois, la volonté de Sa Majesté et de ses conseillers.
Son adolescence paracheva sa formation à l'exercice du fonctionnariat, couronnée par sa Révélation lui attribuant la rune arcanique puis par l'accomplissement de son service militaire ; à l'issue duquel ses bienfaiteurs la recommandèrent à l'académie afin de s'assurer de la maîtrise de sa magie. La première moitié de sa vingtaine se caractérisa par une double vie universitaire et professionnelle, scindée entre l'exercice de ses fonctions de scribe au service de l'État et d'étudiante en sorcellerie. De cette période, Beatrix entretient également des souvenirs troubles ; qu'elle explique volontiers par l'épuisement que cette situation bâtarde suscita en son corps et son esprit, mais aussi, éventuellement, par des ersatz de remembrances d'accidents magiques, au cours desquels l'instabilité de ses sorts eurent peut-être quelques effets sur sa personne comme sur sa mémoire … mais, dans l'impossibilité de s'assurer de la fiabilité de ces étranges réminiscences, elle préfère ne guère y prêter attention !
Une fois diplômée de l'académie de magie, Beatrix se consacra entièrement à sa carrière administrative avec une ferveur décuplée, si bien qu'elle gagna rapidement en notoriété auprès de ses pairs. Nommée clerc-notaire de la reine à vingt-quatre ans, elle participa à l'élaboration et la rédaction de nombreuses ordonnances et édits émanant de Sa Majesté ; sa collaboration étant appréciée pour la clarté de son expression écrite et l'énergie qu'elle sait déployer pour parfaire les œuvres administratives de la Couronne. Elle atteint l'apogée de sa carrière lorsque, à l'année de ses vingt-six ans, elle se porta volontaire pour présenter publiquement une hausse des impôts indirects sur la consommation de vin, et parvint – par miracle – à n'occasionner aucun mouvement de foule, pourtant coutumiers de ce genre d'annonces hautement impopulaires. Louée pour son volontariat comme la polyvalence de ses savoir-faire, Beatrix fut dès lors nommée au prestigieux office de commissaire de la reine – une charge on-ne-peut-plus honorable, mais qui la rendait dès lors corvéable à merci selon les volontés du gouvernement royal … ce dont elle fut, bien évidemment, ravie !
C'est ainsi que, depuis cinq ans déjà, Beatrix Zilveren-Pantoffel – dite « Pantoffela » -, officière de la royauté, commissaire de Sa Majesté et représentante de la châtellerie de Havrecœur se trouve au plus fort des divers récents champs d'action du gouvernement royal. Or, dernièrement, la Couronne semble très soucieuse de la montée des factions politiques ; que ce soit les partisans revanchistes devers les forces des Abysses, les militants territorialistes rêvant de s'affranchir de la limite des remparts de Havrecœur, ou des élucubrations érudites des mages et alchimistes en tout genre. Or, ce dont Havrecœur à besoin, c'est de stabilité. Et, en vérité, quoi de plus doux, paisible et pacificateur que le carcan bienveillant, maternel, immuable et omniprésent de la Couronne ?