Astilbe s'est construite autour d'une plaie ouverte, une peur silencieuse de devoir remplacer quelqu'un avant elle, pourtant personne ne pourrait y arriver aussi bien qu'elle. Elle ment à merveille, sait rester immobile et muette jusqu'à être aimée, même si c'est un amour de façade, ou elle peut devenir bavarde, rieuse, pleine de compliments et de sourires bienveillants.
Quoi qu'elle fasse, elle pourra aussi le défaire si nécessaire.
Quand elle est seule, il n'y a plus de sourires ou de compliments, juste son ambition et sa peur. Elle a un sommet à atteindre, les autres autour d'elle sont des pavés déchaussés sous ses pieds.
Elle sait y faire avec la hiérarchie. C'est cette enfant aimée des plus vieux, des mieux placés, parce qu'elle a toujours ce sourire réservé et humble, cette main qui se pose sur la leur ou cette phrase polis et révérencieuse. Elle est si douée pour devenir la fille de tout le monde, qu'on veut la prendre sous son aile, la recommander à un professeur, lui faire rencontrer cet érudit grincheux qui ne se laisse pas approcher, qu'on lui pardonne son trop-plein d'enthousiasme dans ses recherches. C'est l’hypocrite la plus douce que vous rencontrerez.
C'est une intellectuelle qui semble attendre plus que tout au monde que quelque chose vienne un jour lui écraser la cervelle. Elle part aussi souvent en mission hors d'Havrecoeur que ses études le permettent, et reçoit l’entraînement qui va avec auprès de la Milice. Personne n'en fera une combattante, pas sur un champ de bataille en tout cas, alors elle s’entraîne surtout à fuir, courir pour sa vie, escalader, ramper aussi vite que possible. Certains à l'Académie aimeraient la voir moins mettre sa vie en danger. La Milice, elle, est toujours ravie d'avoir un soutien médical pour l'accompagner. Astilbe a délaissé les explosions et la magie offensive pour se concentrer sur des sorts de soins et de restaurations, elle répare les corps, les objets, le papier usé du mieux qu'elle peut.
Ceux qui ne connaissent pas ses parents sont toujours surpris, mais les autres savent qu'il est logique qu'elle connaisse aussi bien le fonctionnement d'un abattoir, les races de vaches, de porcs, de volaille, les spécificités de ce marcher. C'est presque inutile – sauf pour parfois briller en soirée et conseiller une boucherie plutôt qu'une autre, un ragot à la clé.
Les Saelter font partis de ses familles nobles qui se sont effondrées après le passage des Abysses, et qui s'en sont mal relevées. Sa mère s'est mariée une première fois, à un autre noble ruiné, dans l'espoir de forger une nouvelle lignée sûrement. Ils avaient même un héritier, un fils magnifique, intelligent, qu'ils imaginaient déjà faire des prodiges à l'Académie.
Mais la noblesse n'apporte plus d'argent et de privilège, ou pas assez vite. Le mari de Dame Saelter était mort après cinq ans de mariage, d'une maladie soudaine et inconnue, et elle s'était remariée au père d'Astilbe.
Il était l'héritier de plusieurs abattoirs, battis après les Abysses et devenus un commerce stable et fructueux. C'était l'homme parti à son service militaire avec un sourire, payant les taxes royales sans jamais sourciller, patriote jusqu'au bout des doigts.
Astilbe, c'est le résultat mortel de leur contrat de mariage. Pendant longtemps elle ne s'était pas senti comme plus que ça, dans leur grande maison, que sa mère aimait décorer, où défilaient tous les anciens noms de la noblesse d'Havrecœur. Le passé des Saelter était disparu, mais le silence parfois gêné ou méprisant de sa mère et de son demi-frère envers son père et elle disaient tout, les rumeurs partageaient à mi-voix dans des salons aussi. Elle tente aujourd'hui encore de ne pas les écouter. Elle n'est qu'une demi-Saelter.
A défaut de pouvoir atteindre sa mère et son affection sans faille, mais de façade, elle avait tenté de s'approcher de son demi-frère. Il ne faisait jamais semblant avec elle, il était froid et distant, moqueur, mais elle se disait que quand elle réussirait à atteindre son cœur, alors il serait tout aussi honnête. Peut-être qu'elle avait réussi. Il l'a toléré dans la même pièce de lui quand il travaillait déjà sur des livres à propos du mana, des runes, des cristaux. Quand il avait passé son Rituel, il lui avait dit avec une pointe de fierté dans la voix qu'il avait une rune de Lumière. Puis il était parti en service militaire et elle ne l'avait pas vu pendant un an.
Son père l'aimait, il la prenait avec lui autant que possible, des abattoirs à son bureau, aux visites chez des bouchers ou des éleveurs. Il espérait peut-être qu'elle reprendrait l'affaire familiale, puisque l'aîné semblait lancé dans une course inarrêtable vers l'Académie et la magie. Elle ne voulait pas passer pour une enfant ou un poids, alors elle s'était mise à sourire, à écouter, à apprendre le nom des races de bétails pour placer un commentaire intelligent au bon moment, à retenir ceux des associés commerciaux de son père pour leur demander s'ils allaient bien depuis la dernière fois. À chaque sourire étonné puis attendri, à chaque petit geste de la main impatient de la voir, revenir auprès de sa mère qu'elle n'arriverait jamais à amadouer était moins difficile.
Quand son frère était revenu de son service militaire, elle ne l'avait pas reconnu. Il souriait, peut-être parce qu'il savait qu'il ne resterait pas longtemps avec eux, peut-être parce qu'il avait réalisé tous les espoirs de sa mère et s'apprêtait à rejoindre l'Académie. Il était reparti au bout d'un mois, avec toutes ses affaires, et le cycle de l’abattoir, du bureau de son père, des rencontres commerciales avait reprit. Son aîné revenait parfois en coup de vent à la maison, à chaque fois plus heureux, plus souriant, mieux habillé, mieux coiffé, à la dernière mode avec cette plume sur son chapeau, avec cette chemise bouffante aux motifs coloré, avec cette façon de porter sa veste un peu défaite. Il n'avait plus de temps pour elle, même si elle savait qu'il n'avait jamais été aussi proche de l'aimer. Il ébouriffait ses cheveux en arrivant et embrassait son front en partant.
Un jour, quelques mois après qu'elle ait commencé son propre service militaire, un caporal était venu la voir pour lui dire qu'il était mort.
On ne leur avait presque rien expliqué. Toutes leurs questions étaient accueillies par un regard gêné, les formulations froides de la bureaucratie pour leur faire comprendre que toute l'affaire était trop sensible pour être révélée à de simples citoyens. On avait calmé les pleurs de sa mère en lui disant que son fils était mort lors d'une expérimentation dans le cadre de ses études. Ils n'avaient jamais su exactement où, exactement quand, et le corps ne leur avait jamais était rendu – s'il y en avait un.
Quand on a jamais aimé sa place et qu'une nouvelle se libère, on n'hésite pas longtemps. Elle n'était pas aussi douée que son demi-frère, sa mère n'a pas bougé un petit doigt pour qu'elle passe son propre Rituel, et ne l'a surtout pas félicité quand elle s'est révélé être de la même rune que son aîné. Mais elle en savait peut-être juste un peu plus que la plupart des autres adolescents de son âge, et surtout elle n'était pas là par passion, mais parce qu'elle devait l'être. Elle a fait son réseau d'amis, son nombre de nuits blanches, de sourires admiratifs et niais aux professeurs, et avant qu'elle le réalise, elle prenait un livre en plus à la bibliothèque, pour approfondir le sujet d'un chapitre annexe, elle envoyait une lettre de motivation pour continuer ses études au-delà des quatre ans de base, elle se proposait comme secrétaire auprès d'un professeur pour l'aider dans ses recherches, elle prenait rendez-vous dans un bureau de la Milice pour participer à la prochaine mission hors d'Havrecœur.