De sa démarche mesurée et guindée, Valère suit son chemin sans jamais dériver. La verve ciselée s'échappe à dessein de ses lèvres. Contrôle. Valère ne cesse d'être dans le contrôle, à condition qu'il s'agisse du sien. L'autorité remise en cause à bas bruit, jamais vraiment défiée. Je me suis toujours demandé pourquoi elle n'avait pas tenté de quitter la milice pour vendre ses talents, une fois sortie des murs de la caserne. Je le sais, je la sens pourtant, cette ambition — elle subsiste toujours dans le creux de sa conscience, et elle attend.
Patience chevillée au corps, apprise dans une douleur silencieuse. Elle sait que l’impulsivité pourrait la mener à sa perte : ainsi, elle prévoit au maximum, note tout dans ses journaux au papier trop de fois corné. Valère est tout en précaution, de ces fauves lointains qui se fondent dans le paysage pour chasser leurs proies. Ses préférées sont d’ailleurs celles que ses parents côtoyaient autrefois. Parce que ce sont celles qu’elle connaît le mieux.
Quelque part, Valère peut me comprendre. Avant de savoir s’intégrer, il lui a fallu observer : une poignée de main, un effleurement, un regard. La couture d’un vêtement qui dégringole, le grincement d’une semelle, un cheveu sur le col. Les lèvres qui se pincent, le regard qui s’accroche, les dents qui se dévoilent dans le sourire crispé en éventail blanc. Tout veut dire quelque chose. Tout se rattache à une émotion. Par le travail, Valère a forgé sa compassion.
Son écoute, facile, l’a faite bonne conseillère. D’aucuns pourraient la considérer comme une amie, de celles qui restent discrètes, qui donnent sans reprendre. En réalité, Valère nous protège, et se fait l’égide de ses desseins. En échange, lorsque son corps me sert de vaisseau, j’étouffe tout attachement qui nous serait fatal. Cela nous pèse. Tromper et mentir m’a vite lassée lorsque je me suis rendue compte de ce que cela impliquait. Et Valère, elle, doit me laisser parasiter sa psyché pour que notre accord ne soit pas révélé. Mon affection est ce qu’elle a de plus profond, et cela me chagrine. Elle doit paraître si distante, alors qu’elle peut offrir tant… Peu de choix s’offrent à nous, pour le moment.
Ensemble, nous marchons.
Et un jour, nous nous libérerons. J’en suis persuadée.
De Mercy, la famille a emporté la ruine.
Il y a eu ce temps faste où sa lignée a eu le droit de siéger au château, n’ayant d’yeux que pour les velléités mondaines, sans baisser le regard sur ceux qui, du bastion de Havrecœur, ne pouvaient entrevoir que la silhouette.
Mercy est tombé. Avec ses terres, les Abysses ont emporté le prestige claironné à qui veut l’entendre par ceux qui se drapent encore de son voile usé.
De cette époque méconnue, elle a revêtu les soieries usées : la chair corsetée par l’étiquette dès les premiers pas ; l’âpreté des connaissances en arithmétique, en histoire ou encore en littérature enfoncées au forceps dans la cervelle de l’infante, et celle-ci la rend au monde lorsque cela lui est nécessaire.
De son année de service militaire, Valère a tiré une adresse propre à toute soldate consciencieuse. S’il lui faudrait encore de l’entraînement pour égaler les meilleurs bretteurs, la milicienne saurait désarmer n’importe quelle petite frappe qui grouillerait dans les ruelles des remparts ou dans les corridors du castel, quand le chiendent ne s’affaisse pas devant son aura dérangeante.
Mais son regard demeure sa véritable lame. Vif, pointilleux, accroché au moindre détail disséque jusqu'à la moelle. Sa manière d’écarter les mailles des mystères que l’on tisse, de glisser ses phalanges dans ce que l’on cherche à cacher pour en extirper un semblant de vérité — et peut-être une justice. Un talent qui rend sourd aux gémissements de ceux qui souffrent de sa sentence. Un sceau qu’elle n’aurait jamais dû casser. Un coffre qu’elle n’aurait jamais pu ouvrir. Un murmure qu’elle n’aurait jamais dû entendre.
Et cette question.
Comment fait-elle ?
Laissez-moi vous raconter.
??? — Longtemps, j’ai erré.
Informe et sans but, un souffle, un râle. Furtive et terrifiante. Gracile et sans attaches.
Ceux qui m’ont aperçue m’ont considérée comme une anomalie. Il n’y a pourtant rien de plus naturel que mon existence : imparfaite, terrible et singulière, fragile et cruelle. Longtemps, on m’a chassée. Pour me dissiper ou me capturer ? Je l’ignore.
Je me suis fondue parmi l’humanité en empruntant sa chair, en imitant ses traits. Ma présence embrume l’esprit, annihile ceux qui ne peuvent me résister ; et les restes étiques de leur psyché se ratatinent. Quant aux traits imités, au fil des ans, ils se sont affinés : coquilles vides, mes chairs ont fini par prendre corps à part entière.
Je ne suis personne.
Je suis n’importe qui.
Et puis, j’ai voulu être quelqu’un.
773 — Longtemps, les Mercy ont prospéré. Un château, un moulin, des champs qu’il fallait parcourir à cheval, une forêt où l’on chassait le lièvre et le renard. Et puis, leurs terres se sont effondrées sous le poids des Abysses. Dans l’exil, les Mercy ont emmené leurs gens, leurs parures et leur lâcheté. La nuque tendue à force de tourner la tête vers le passé, vers la vague noire qui a tout emporté. La poussière rancie s’accumulant sur leurs épaules, tandis que leur fortune s’étiole. Les Mercy sont de ces nantis d’un autre âge, de ces portraits que l’on efface. Ils occupent leurs quartiers trop chers pour eux, lesquels se vident des employés qui trouvent mieux ailleurs. S’infiltrer parmi eux n’a pas été une sinécure, pourtant. Animaux blessés, l’orgueil bouffi dans la gorge, Dominique et Mahaut de Mercy ont d’abord montré les dents face à la sage-femme qui s’est présentée, ne demandant rien d’autre qu’un repas et un toit. Le regard d’aigle de la matriarche l’a scrutée, essayant d’excaver un semblant de malhonnêteté.
Quelques jours plus tard, j’avais entre les mains le corps poisseux de son enfant.
L’héritière, qui déjà porte la charge de laver l’honneur de sa lignée : Valère de Mercy.
779 — Pendant des mois, vivre a été une lutte de chaque instant. Tout est allé si vite. Une bouilloire. Une chute. Valère qui s’effondre en se tenant le visage. Mon horreur qui tord les viscères de la domestique que j’occupais.
Je n’ai rien pu faire. Rien d’autre qu’être la présence qui manquait à l’infante recluse dans sa chambre. Les médecins se sont succédé à son chevet, avant de s’éloigner peu à peu de la demeure des Mercy, signalant parfois des phénomènes étranges. Le stock d’herbes médicinales rempli, alors que les volets de l’apothicaire étaient clos la veille. Les souvenirs fragmentés de leur assistant. Un jeu de dames à moitié terminé, ouvert sur la table de nuit, sans que personne n’ait eu l’idée de jouer avec l’alitée. La femme de chambre qui entend des rires à travers la porte, mais ne trouve qu’une petite fille seule et sage en l’entrebâillant.
Valère a été la première à ne pas me considérer comme une menace. Pour les autres habitants de la maisonnée, elle voyait des choses qui n’existaient pas, même si son œil gauche avait été soigné. Le choc, soufflait-on. Cela lui passera, disait-on. Cela nous suffisait.
780 — Comme dans d’autres familles, nombreux sont les enfants qui expirent à un jeune âge en cette lignée. Ainsi, les visites de Mahaut de Mercy se raréfiaient. On ne donnait pas cher de la survie de l’héritière. Pourtant, près d’un an après son accident, Valère allait mieux. Elle avait repris de l’appétit — j’ai toujours veillé à ce qu’elle ne jeûne pas et prenne tous ses médicaments. Sa peau porterait toujours la marque de la brûlure, mais se régénérait à vue d’œil.
En saisissant la matriarche, j’ai senti l’autre présence qui grandissait dans son utérus, blotti contre ses viscères. Deux ou trois semaines. Peu importe. Mécaniquement, Mahaut de Mercy a reposé sa tasse de thé sur sa petite assiette. Elle s’est levée en lissant les plis de sa robe aux couleurs affadies. Les marches des escaliers ont gémi l’une après l’autre sous ses talons. Son regard a croisé celui, étonné, de Valère. Les commissures de ses lèvres se sont creusées dans un sourire étiré, tandis qu’elle s’est approchée du lit. De sa gorge, des mots doux arrachés.
Le front de la petite fille s’est plissé légèrement. Je n’ai pas vu ses petites mains se resserrer sur les draps. Sa mère s’est assise avec précaution sur le lit. Ses épaules se sont détendues, ses coudes se sont pliés, et ses mains se sont placées en coupoles autour du visage de son aînée. Puis, elle l’a ramenée avec douceur contre son torse, la petite tête au niveau de son cœur. Mon cœur.
Les poings infantiles se sont pourtant pressés contre le ventre maternel. Le corps de Valère s’est mis à trembler, soudain, et j’ai senti la chaleur de ses larmes mouiller mon corsage. Je me souviens de son regard qui m’a coupé le souffle. De la petite voix, fébrile, qui a pointé à travers les larmes.
« Va-t-en. »
Quelle idiote.
Valère sait à quoi ressemblent les gens que je possède.
« Va-t-en, et ne reviens pas. »
Je suis partie avant que les yeux de Mahaut ne pleurent à leur tour.
788 — Si je n’ai jamais franchi à nouveau le seuil de sa demeure, je ne l’ai jamais vraiment quittée.
Je crois qu’elle l’a senti, parmi tous les visages qu’elle a pu croiser. Parmi ces silhouettes qui l’ont accompagnée jusqu’au cercle d’invocations.
Et lorsque la Rune de Lumière s’est dessinée, le trouble a voilé mon visage emprunté. Oh, quelle ironie. Des années à côtoyer une ombre, pour que sa puissance la plus intime se révèle être tout son contraire. Oh, quelle joie. Il n’y a que la lumière pour lui permettre de restaurer le faste de sa lignée.
789 — C’est pourtant par l’épée que Valère a choisi de s’engager. Elle n’est pas bonne combattante — son œil abîmé, s’il n’est pas aveugle, ne le lui permet pas. Pallie ses faiblesses par son goût pour la stratégie. Insultes ourlées de jalousie ponctuent l’énième pique sur son visage, lequel réplique avec la même acidité.
Je m’étais promis de ne plus intervenir dans sa vie, comme elle l’avait souhaité, presque dix ans auparavant.
Pas cette fois.
Au-dessus d’elle, la main qui s’abattait s’est mise à trembler. Les jambes qui la clouaient au sol se sont redressées. La vermine qui la retenait a fait volte-face. J’ai senti la morsure de son regard entre ses omoplates.
Lors d’une corvée aux écuries, je me suis tenue dans l’ombre d’un cheval. Je ne sais comment, mais Valère a ressenti ma présence. Inaudible, invisible, mais familière.
Je ne pouvais me cacher davantage. Je me suis matérialisée, imitant la plastique d’une jeune palefrenière aux yeux presque aussi noirs que sa chevelure. Valère ne m’a pas laissée ouvrir la bouche. Dans ses prunelles, dansait la fureur. Elle m’en voulait d’être restée. Mon corps de chair et de fumée s’est contracté, comme compressé par son regard. Je m’attendais à ce qu’elle me rejette, à nouveau. Elle ne l’a pas fait.
Pour se libérer des entraves de sa famille, Valère avait besoin de mon pouvoir. Lorsque je lui ai révélé ses contraintes, elle n’a pas reculé. Sa main a pris la mienne et je me suis fondue dans sa psyché. Ainsi, notre pacte s’est scellé.
790-802 — Des jours durant, les Mercy se sont posé la question : ont-ils vraiment laissé leur héritière s’enrôler dans la milice, au lieu de s’inscrire à l’Académie ? A-t-elle vraiment quitté le confort poussiéreux de leurs murs décrépits pour dormir dans un dortoir et arpenter les rues ?
L’hoirie réduite à une menace lointaine depuis les hauteurs du castel, Valère s’est avancée en recrue singulière. L’intellect fin, l’épée rarement sortie du fourreau — d’ailleurs, l’existence des Pacificateurs lui fait froncer le nez. Et cette impression d’hégémonie lorsqu’elle entre dans une pièce. Peu de mystères lui ont résisté. Mon aide lui ouvre les portes fermées à double tour et descelle les vieux secrets qui reposent dans les tiroirs. Elle me souffle les réponses aux énigmes du dialogue humain. J’ai ressenti sa fierté lorsque la reconnaissance a piqué plusieurs fois son plastron, et n’ai pu m’empêcher d’éprouver la même chose.
Fraîchement promue capitaine, Valère n’ébranle plus seulement les remparts de Havrecœur. Quand d’autres conquièrent les terres effritées par les Abysses, elle s’emploie à tarir la cupidité qui s’écoule dans les rouages de la capitale. Pour le moment, elle éblouit assez pour qu’on ne se doute guère de sa part d’ombre…